Voitures électriques : cheval de Troie de l'hégémonie numérique?
Texte de Philippe Sauro Cinq-Mars
Un article du magazine automobile InsideEVs rapporte qu'à la suite du Aspen Ideas Summit, le PDG de Ford, Jim Farley, s’est dit profondément impressionné — voire humilié — par l’avance technologique des véhicules électriques chinois. Non pas tant en raison de la qualité mécanique ou de la performance énergétique des voitures, mais bien par l’intégration numérique quasi totale de l’expérience de conduite. Il parle de systèmes à reconnaissance faciale, d’assistants vocaux, de paiement à bord, de synchronisation instantanée avec la vie numérique de l’usager. Bref, non pas d’une voiture, mais d’un terminal informatique mobile.
Cette déclaration n’est pas anodine. Elle ne dit pas seulement que l’Occident est à la traîne dans la course à l’électrification. Elle révèle une transformation beaucoup plus profonde : la voiture cesse d’être un moyen de transport pour devenir un vecteur d’enfermement numérique. Ce que l’industrie automobile admire aujourd’hui, ce n’est plus la puissance d’un moteur, la maniabilité d’un châssis ou l’intelligence d’un freinage. Ce sont les potentialités de capture algorithmique. Et c’est cette fascination technologique qui devrait nous alarmer.
Un cheval de Troie à quatre roues
On croit parler de voitures électriques. On croit discuter de transition énergétique, de décarbonation, de nouvelles motorisations. Mais c’est une autre mutation qui se joue sous nos yeux, bien plus insidieuse : la numérisation totale de l’expérience automobile, une numérisation qui déborde très largement les questions de propulsion.
Tesla avait déjà ouvert la voie. Les constructeurs chinois, eux, l’ont industrialisée. Huawei et Xiaomi — deux géants du numérique — se retrouvent au cœur de l’habitacle. On ne parle plus d’un simple GPS ou d’un système de son amélioré : on parle de reconnaissance faciale, de personnalisation des contenus selon l’occupant, de modes de consommation embarqués. Vous entrez dans votre voiture et votre univers numérique se met en place, sans effort. Vous n’avez même plus besoin de sortir votre téléphone : vous êtes dans votre téléphone.
Cette voiture-là n’est plus qu’un accessoire de mobilité : elle devient un cocon algorithmique autonome, un prolongement de soi, calibré sur ses habitudes, ses goûts, ses algorithmes. Une chambre connectée sur roues. Une bulle numérique roulante.
L’expérience de conduite est-elle encore humaine?
La voiture du XXe siècle n’était pas qu’un objet utilitaire. Elle était aussi un lieu d’émotions, de liberté, d’exploration. Conduire, c’était voir le monde défiler. C’était sentir l’adhérence, ajuster ses manœuvres, être attentif au vent, à la route, aux autres. Il y avait un engagement physique et psychique dans le simple fait de prendre le volant.
Mais qu’arrive-t-il lorsqu’on retire la conduite de la voiture?
Les systèmes de pilotage automatique, les interfaces vocales, les écrans omniprésents déplacent progressivement le sens de l’automobile. L’important n’est plus le trajet, ni même la route, mais le contenu que l’on consomme durant le trajet. La voiture devient une pièce de la maison. Une salle multimédia mobile. Un lieu de consommation passive. Un lieu d’aliénation connectée, où l’utilisateur ne fait que traverser le réel en consultant ses flux, ses messages, ses vidéos.
Ce n’est plus le mouvement qui compte, mais l’expérience algorithmique à l’intérieur du mouvement.
Une société de zombies roulants?
Imaginons ce futur proche où l’ensemble du parc automobile est peuplé de […]